"Il est dix heures.
Ô ma pauvre petite fille ! encore six heures, et je serai mort ! Je serai quelque chose d'immonde qui traînera sur la table froide des amphithéâtre ; une tête qu'on moulera d'un côté, un
tronc qu'on disséquera de l'autre; puis de ce qui restera, on en mettra plein une bière, et le tout ira à Clamart.
Voilà ce qu'ils vont faire de ton père, ces hommes dont aucun ne me hait, qui tous me plaignent et tous pourraient me sauver. Ils vont me tuer. Comprends-tu cela, Marie ? me tuer de sang-froid,
en cérémonie, pour le bien de la chose ! Ah ! Grand Dieu !
Pauvre petite, ton père, qui t'aimait tant, ton père qui baisait ton petit cou blanc et parfumé, qui passait la main sans cesse dans les boucles de tes cheveux comme sur de la soie, qui prenait
ton joli visage rond dans sa main, qui te faisait sauter sur ses genoux, et le soir joignait tes deux petites mains pour prier Dieu !!
Qui est-ce qui te fera tout cela maintenant ? Qui est-ce qui t'aimera ? Tous les enfants de ton âge auront des pères, excepté toi. Comment te déshabiteras-tu, mon enfant, du jour de l'an, des
étrennes, des beaux joujoux, des bonbons et des baisers ? Comme te déshabitueras-tu, malheureuse orpheline, de boire et de manger ?
Oh ! si ces jurés l'avaient vue, au moins, ma jolie petite Marie, ils auraient compris qu'il ne faut pas tuer le père d'un enfant de trois ans."
Victor
Hugo (Le dernier jour d'un condamné)
Vous retrouverez tous les participants
à la citation du jeudi sur le blog de
Chiffonnette